A l’origine de mon travail, en 1999, il y a un projet de fin d’études appelé « Comment se saisir du temps ? » 

Temps technologique, temps poétique, durées ou accélérations, je n’ai pas fini d’explorer ma recherche du temps passant : en 2013, à nouveau je rencontre une matière naturellement sensible au temps, la terre : temps de recherches et d’expérimentations, temps d’élaboration, temps de séchage, temps de cuisson, temps de refroidissement, à chaque stade de nouvelles formes, textures, couleurs peuvent naître. Le temps de la création est lent, chaque minute en est précieuse, surtout dans l’élaboration d’une pièce céramique. 

Mon travail se situe à la frontière entre art et design, entre artisanat et sculpture. Il m’est difficile de ne produire que des œuvres à installer et à regarder : je veux que la main prenne mes objets, qu’elle les manipule, les utilise, les use. Je voudrais que mes objets soient des compagnons de chaque jour ou de certains moments, qu’ils existent comme moyen de ritualiser le quotidien, pour l’enchanter mais aussi pour rassurer et entourer les humains.

Par ailleurs, dans le cadre de mon questionnement sur le temps, mes objets s’inscrivent dans le quotidien, c’est à dire qu’ils cohabitent avec nous chaque jour et ne sont pas « sacralisés ». 

Cela dit, je m’interroge sur le fait qu’un objet puisse devenir le marqueur d’un moment donné, en tant qu’il se charge de la mémoire d’un moment de vie. Tout comme un morceau de musique prend la couleur d’un souvenir, d’une période de la vie. 

Il acquiert alors un statut bien particulier, entre sacré et banal, entre universel et personnel.

J’ai longtemps utilisé des gobelets en raku qui se sont ébréchés, fendillés… un jour en les présentant à mes invités je me suis posée la question de l’effet que cela pouvait avoir vis à vis des convenances… Je me suis comme excusée auprès de mes hôtes qui étaient un couple tchèque-japonais et Jirka m’a dit, « Nous sommes au contraire honorés d’utiliser ces gobelets qui ont vécu longtemps à vos côtés, au Japon les choses usées sont considérées comme parmi les plus précieuses ! »

Voilà quelque chose qui rencontre vraiment ma façon de vivre : pas de nostalgie mais une continuité entre passé et présent. 

L’objet neuf est le jouet des consommateurs, le complice de la croissance économique, des industriels, sa mort est programmée : le plus rapidement possible il doit être remplacé.

Les objets sont hérités de quelqu’un après sa mort. Dans la maison emplie de l’absence, restent les objets ; nous leurs sommes reconnaissants d’être encore là, témoins, prolongements, compagnons hérités.

Certaines familles se déchirent pour les obtenir.

Une production d’objets, pour moi, est un engagement sérieux, car dans l’idéal, ces objets pourraient durer très longtemps, se transmettre de génération en génération… contrairement aux objets de série, produits rapidement en masse qui n’ont qu’une faible durée de vie !

  1. Le choix du Grès

Le grès est une argile qui cuit à très haute température, qui est très solide et dont l’usage quotidien est facile : le passage au lave-vaisselle est possible, sa résistance aux chocs est assez grande : la vaisselle en grès est facile à vivre.

C’est un matériau qui se situe entre le populaire et le noble -il a les qualités de ces deux mondes- entre la faïence et la porcelaine.

Une grande variété de couleurs de grès existe dans la nature. J’ai choisi un grès blanc pour pouvoir travailler la couleur en engobes, en avoir un bon rendu. C’est un grès lisse (sans chamotte) car je souhaite le travailler, contrairement à beaucoup de potiers, à la façon de la porcelaine : très fin.

  1. Couleur : les engobes

J’ai choisi d’obtenir mes couleurs par la fabrication de mes propres engobes. Je souhaite que les couleurs que j’utilise soient les miennes et non pas des teintes toutes faites, que tout le monde peut acheter chez le fournisseur.

Le monde infini de la couleur me passionne. L’atelier devient laboratoire au moment de l’élaboration des recettes de teintes et il faut une grande rigueur et de la patience pour créer des couleurs maîtrisées, que l’on pourra reproduire.

J’utilise la même terre pour la fabrication des engobes que celle pour faire les pots. Je la mets en poudre et l’associe à des oxydes et colorants de haute-température selon des recettes précises que j’ai élaborées au fur et à mesure de mes tests et recherches (3 années d’élaboration).

A ce jour, j’ai réussi à obtenir une assez large gamme de couleurs et c’est un vrai bonheur de voir qu’elle enchante aussi les personnes qui passent ma porte !

J’ai pour l’instant 2 approches différentes de la couleur qui s’expriment chacune dans une collection.

Une première approche consiste à n’utiliser la couleur qu’en touches fines et ponctuelles sur le blanc naturel de la terre non émaillée. Une collection minimaliste, de simplicité et de légèreté.

Une deuxième approche consiste à faire au contraire oublier le blanc de la terre avec des couleurs riches, profondes, couvrantes et saturées. Cela donne une collection plus baroque et luxuriante.

Pour moi, les 2 collections coexistent et s’entendent, proposant une table de contrastes et dépareillée. Chaque pièce, unique, doit trouver sa mise en valeur dans la mixité même. En ce sens, je m’éloigne de la table traditionnelle qui privilégie l’uniformité des pièces et l’harmonie d’une collection où les couleurs des assiettes sont semblables, le plus souvent.

  1. Formes, textures et fonctions

La question de la fonction me parait essentielle mais pas dans le sens où le designer cherche scientifiquement l’ergonomie ou l’efficacité, plutôt comme le souci bienveillant de trouver l’accord intime entre l’homme et l’objet. L’entente doit être facilitée, pensée. Il doit y avoir une harmonie entre l’usager et l’objet car les pièces uniques nous proposent un rapport affectif avec l’objet, aussi, l’usage doit être facile pour qu’aucun désagrément ne dérange cette relation apaisante et délicate avec l’objet.

Les textures doivent donc être douces si l’objet est tenu dans les mains et mis aux lèvres. Un contact rugueux ou trop sec, ou trop froid serait dérangeant, ou du moins proposerait une autre relation avec l’objet.

Dans mes recherches sur des textures non émaillées, j’ai longtemps été embêtée par cette difficulté : je souhaite obtenir à la fois un contact géologique, minéral, direct avec le grès, mais qui soit également un contact soyeux

Le designer ne peut pas travailler seulement avec ses envies, son goût, son sens de l’innovation, il doit composer avec des contraintes liées à l’usage…

Dans mes questionnements, je suis, il me semble, plus proche de l’artiste que du designer. Par exemple, je suis plongée ces temps-ci dans un dialogue avec l’anse…! L’anse est ergonomique, elle différencie le bol ou le gobelet de la tasse. Plongée dans la fabrication de contenants verseurs, la question de la anse semblait ne pas en être une : il faut mettre une anse à un pot à eau. 

Pourtant, la forme toute en rondeurs à laquelle j’étais en train d’aboutir ne voulait pas de anse. 

C’était ainsi, il fallait prendre le pot avec toute la main, sinon, mon objet perdait toute force, toute harmonie, et je m’éloignais complètement de mon but. « Pourquoi devrait-on mettre une anse à ce pichet ? » La liberté de ne pas en mettre devenait très intéressante et m’emmenait désormais vers des formes nouvelles de pichets qui se saisissent bien différemment du classique pichet habituel. 

Cette façon de se laisser penser en fabriquant, de « laisser l’objet penser », pourrait-on dire, est une approche très créative, qui me permet de défendre un travail d’artisan, mais qui par bien des aspects peut rencontrer la sculpture.

4. Fabrication

Chaque objet sorti de l’atelier est unique et a eu le droit de penser, de s’exprimer au travers d’un temps de création unique. Le résultat est donc une pièce unique au premier sens du terme. Je ne travaille jamais en série, au sens industriel ni même artisanal du terme : car en faisant un objet, je fais une création, un modèle unique.

En ce sens, je ne suis pas potière. 

Je n’ai pas envie de faire, ne serait-ce que 4 tasses identiques.

Mes séances de fabrication sont lentes et peu productives car je ne suis pas une petite usine de tournage. Je tourne une demie-douzaine de pièces seulement, pendant que 3 plats faits à la plaque sèchent. Je décore mes plats pendant que mes pièces tournées se rafermissent, je tournase le lendemain. 

Je peux passer plusieurs heures sur une pièce. Une journée est rythmée par plusieurs activités : dessin et recherches, prise de notes, préparation de la terre, fabrication de couleurs, tournage, tournasage, décor, fabrication à la main de pièces, ou de anses, mise en couleur, émaillage, polissage, ponçage…

5. Décor et motifs

Venant du monde textile, je continue à travailler avec mes premières amours : couleurs et motifs. Je suis très souvent à la croisée du minéral et du végétal tant par mes sources d’inspiration naturelles (pierre, coquillages, rochers, paysages, saisons) que par ma passion du motif classique textile (pois, rayures, carreaux, fleurs…)

A une époque, je rêvais de faire de la sculpture en textile, parfois, aujourd’hui, j’ai l’impression de faire le contraire : du textile en grès !

6. Inspirations et évocations

Comme tout le monde, je rêve infiniment devant les merveilles de la nature : miniatures merveilleuses, paysages somptueux, géologie, monde marin ou céleste, il y a de quoi faire.

La terre, c’est l’origine, nos fondations.

C’est aussi le terroir, l’environnement, le sol sur lequel on marche et la planète sur laquelle on vit.

Des plus fines particules qui composent l’argile et font sa plasticité, on va jusqu’aux météorites, aux planètes… nous voilà dans le cosmos !

Et l’on parcourt aussi l’histoire géologique avant même l’histoire humaine. On remonte le temps jusqu’aux temps géologiques, au temps de la formation des roches, des sédiments, des éruptions volcaniques : on creuse très profond…

Ensuite lorsque l’on a rejoint le temps humain, à l’aube des premiers outils, des premières écritures, on se souvient des mains des premiers hommes. Ces mains qui ont cherché, pensé, mis en forme leur pensée, produit, célébré, commémoré… par les mêmes gestes que ceux que nous faisons aujourd’hui ! C’est alors la rencontre intemporelle des gestes de création et des matières naturelles qui depuis toujours vivent au côté des hommes.

Tablettes, vases, urnes, figurines, statuettes, mais aussi habitats, briques, depuis des millénaires la terre est utile aux multiples civilisations, aux quatre coins du monde.

Voilà le voyage céramique qu’inconsciemment on fait avec la terre entre ses mains.

On remonte loin et pourtant on n’a jamais aussi bien habité le temps présent qu’en touchant la terre humide !

La terre a servi tout d’abord à conserver. De même que l’écriture. Conserver, c’est-à-dire tenir à l’abri, protéger, garder longtemps, prolonger… extraire du temps, empêcher la mort. La terre c’est de la mémoire vivante universelle. Une de ces choses qui unissent les hommes.

 

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